FUSIONNER : Un réflexe face à la mondialisation



Depuis quelques années, apparaît une nouvelle génération de fusion avec des causes nouvelles, qui dépassent l'intérêt économique et financier. Même les raisons d'union traditionnelle évoluent et donnent un tout autre visage des entreprises. Nous tenterons d'abord de sentir cette évolution de l'intérêt financier, et nous analyserons ensuite les nouvelles raisons de rapprochement, qui sont évoquées depuis 1995.

Un nouvel intérêt financier

Bien plus qu'un intérêt au sens propre du terme, la construction de la monnaie unique en Europe a marqué un tournant dans l'économie et dans l'Histoire des Fusions-Acquisitions. En effet, l'avènement de l'Euro a joué le rôle de détonateur et a accéléré le processus de concentration. Comme le note le C.E.C.E.I (Conseil des Établissements de Crédit et des Entreprises d'Investissement) dans son dernier rapport du vendredi 8 Octobre 1999, la monnaie européenne favorise l'homogénéisation des produits et la transparence des prix. En d'autres termes, on peut enfin comparer les prix des produits d'un pays à l'autre.

Conséquence marquante de la naissance de l'Euro: BNP-Paribas, BSCH (Banco Santander Central Hispanoamericano) et Intesa Comit, ces trois banques européennes, chacune leader dans leur pays respectif, n'existaient pas sous cette forme en 1998. Ceci illustre bien les profondes restructurations, qui affectent le paysage bancaire européen, et qui se poursuivent à grande vitesse. Entrés en retard dans ce processus de consolidation, les groupes français continuent de souffrir d'une faible capitalisation, ce qui rend encore plus difficile pour eux des mariages entre égaux transfrontaliers.

La marge de manoeuvre reste donc très limitée: Daniel Lebègue, Directeur Général de la Caisse des Dépôts, estime que dans la banque de détails (par opposition aux banques d'investissements), le paysage est fixé: BNP-Paribas, La Société Générale, l'ensemble Crédit Agricole-Crédit Lyonnais, les Caisses d'Épargne et le Crédit Mutuel-CIC, le jeu se jouera avec ces cinq acteurs et pas d'autres, et même si elles sont capables de rivaliser à l'échelle européenne, ce sera plus difficile pour elles à l'échelle mondiale.

Cependant le secteur financier n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, il est ainsi possible de repérer des distinctions parmi les alliances de restructuration sectorielle :

  • L'alliance de "stabilisation sectorielle", par exemple Bertelsmann (Allemagne) - CLT (Luxembourg), tente de stabiliser le secteur, nouveau, de la télévision numérique payante. Ce sont des stratégies inter-entreprises de conquête de marchés et d'obtention de masse critique (confère B/2/a et G).

  • L'alliance leader (ou alliance fondatrice) est celle qui bouleverse mais qui aussi stabilise durablement l'économie d'un secteur. Tel est le cas de l'alliance Sony - Philips qui donna naissance au Compact Disc Audio.

  • Une méga-alliance rassemble nombre de leaders d'une industrie. Ainsi, dans le vidéodisque (pour le lancement du DVD [Digital Video Disc] et pour contrer l'alliance Sony - Philips, leader du secteur depuis l'invention du Compact Disc Audio), Toshiba ne pouvait que former une méga-alliance, en rassemblant Hitachi, Mitsubishi, Pioneer, Mastushita et Thomson.

Pour en revenir à l'Euro, il a profondément changé le système financier et bancaire européen, mais il a surtout touché tous les autres secteurs économiques, car c'est devenu une monnaie d'échange, utilisée par toute entreprise multinationale (même si le dollar américain domine encore les flux financiers mondiaux). Mais c'est seulement dans les milieux financiers que la monnaie européenne a été un moteur d'alliances.

Néanmoins, le phénomène de concentration ne s'explique pas seulement que par l'Euro mais aussi par de récentes raisons toutes aussi originales que modernes.

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Des raisons inhabituelles

1) Les raisons stratégiques

Dans ce domaine, la fusion entre Renault et Nissan reste la plus intéressante et la plus appropriée. En effet, le 27 Mars 1999, les deux firmes annoncent, que les liens noués permettront de tirer le meilleur parti des forces de chaque partenaire. C'est à dire qu'ils se compléteraient, les déficiences de l'un correspondant aux avantages de l'autre: Il est vrai que le plus périlleux reste de trouver le partenaire idéal. L'objectif poursuivi par Mr Louis Schweitzer, PDG de Renault, consiste à élargir la gamme du constructeur au losange en s'appuyant sur l'expertise industrielle reconnue de Nissan, tout en lui apportant innovation marketing et rigueur financière.

De plus, grâce à son partenaire Nissan, Renault orchestre son retour au Mexique. En effet, c'est la firme nippone qui va lui apporter les clés du marché mexicain, redevenu porteur, dans une opération qui représente l'une des premières manifestations concrète de l'alliance: Le groupe français va créer une nouvelle filiale au Mexique qui commercialisera à partir de 2001, et à travers un réseau exclusif, des véhicules de sa gamme importés ou assemblés localement dans les usines de Nissan Mexicana.

Ainsi, Renault va implanter progressivement un réseau en proposant aux concessionnaires mexicains de Nissan d'ouvrir des concessions Renault. Les points de vente seront distincts mais les deux enseignes partageront, à terme, un "back office" (réseau d'approvisionnement, service après vente,...l'arrière boutique) commun, notamment pour la logistique et les pièces détachées. Il est très simple de noter l'échange d'intérêt entre les deux partenaires. Mais ce n'est pas dans le même domaine que Nissan profite de Renault (sur le plan financier). Toutefois, cette entrée sur un nouveau marché amène un profit considérable et permet un accroissement des volumes de production, mais nous reviendrons sur cette motivation plus tard.

Un autre point important, qui découle logiquement du précédent, c'est que Renault au Mexique bénéficiera des réseaux de distribution. En effet ce n'est pas comme s'il arrivait sur un territoire sans aucune structure de production, d'approvisionnement ou de réparation, et où il aurait fallu tout mettre en place; la firme française en bénéficie immédiatement et sans aucun problème administratif ou d'implantation. Ainsi Renault devient tout de suite compétitif et rentable dans ce pays et en Amérique Centrale: l'acquisition répond alors à une logique géographique, celle de la proximité de plusieurs pays et de marchés porteurs. Ce phénomène est tout nouveau, auparavant les usines s'implantaient dans les pays en voie de développement où la main d'œuvre est bon marché. Mais la tendance s'est inversée, les nouvelles implantations ont lieu près d'un marché de consommateurs, les entreprises se rapprochent de leurs clientèles.

Le 13 Octobre 1999, est annoncée une nouvelle fusion, dans le secteur pétrolier au Japon, entre Nippon Mitsubishi Oil et Cosmo Oil. Il a été dit que chacun des partenaires conserverait son identité, ses raffineries et ses stations-service. En revanche, les deux compagnies comptent organiser ensemble leurs approvisionnements: gérer en commun leurs importations de pétrole brut, affréter conjointement des navires pétroliers, se coordonner pour tout ce qui touche au stockage des produits importés.

Elles prévoient aussi d'exploiter et de conserver leurs capacités de raffinage pour utiliser au mieux, en fonction de la demande géographique, les huit usines de Nippon Oil ( peu présent au centre du Japon) et les quatre de Cosmo Oil (absent au nord). Les deux groupes vont aussi partager leurs entrepôts et leurs stockages de manière à approvisionner de façon la plus efficace possible leurs stations. Il est évident que le positionnement géostratégique est un facteur, important et même essentiel, de rapprochement.

Dans le secteur audiovisuel, le britannique Granada s'interpose dans le projet de fusion entre Carlton et United News. L'enjeu est bien sûr stratégique: contrôler le troisième réseau de télévision commerciale ITV et le service numérique ON Digital, face à la domination du groupe B Sky B de Murdoch dans la télévision à péage. En effet, contrôler un réseau de télévision permet un impact médiatique important et une publicité facilitée et économique, ainsi qu'un meilleur débouché pour les produits ou les services, que Granada offre dans son secteur d'origine: l'hôtellerie et la restauration collective.

Pour en revenir à l'accroissement de volume, France Télécom acquiert le troisième opérateur de mobiles allemand: E-Plus. Pourquoi France Télécom en Allemagne? Parce que c'est le pays d'Europe le plus peuplé et le plus riche. En effet, le potentiel du marché est bien supérieur à celui français: 82 millions d'habitants, qui ont un niveau de vie élevé.





Les alliances, motivées par la conquête de marchés, ont plusieurs aspects qui permettent de définir quatre types de mariage :

  • Une alliance de "pénétration éclair" ou de "captage de marchés" a pour but de conquérir rapidement un marché en l'inondant de produits (alliance possible Thomson - Toshiba sur les magnétoscopes).

  • L'alliance "ponctuelle" permet de conquérir des marchés spécifiques. Elle peut par la suite s'élargir (alliance Alcatel - Alsthom - Mitsubishi sur le ferroviaire, les télécommunications et l'électrotechnique, alliance Alcatel - Alsthom - Sharp dans les terminaux de télécommunication). Les alliances ponctuelles ont un double objectif de conquête de marchés éloignés, jugés souvent difficiles à pénétrer, et de développement de technologies combinées. Sharp, leader mondial pour les écrans plats, est aussi très bien implanté sur les marchés grand public.

  • L'alliance de "valeur ajoutée" est celle par laquelle une entreprise cherche à se positionner sur des activités susceptibles d'offrir de fortes valeurs ajoutées. Par exemple, l'alliance Alcatel - Alsthom - Sharp peut déboucher sur la fabrication en commun de composants, à l'avenir, c'est-à-dire au moment où la valeur ajoutée se déplacera sur ces activités.

  • L'alliance interculturelle est celle qui réunit deux partenaires de cultures différentes (voire opposées) d'un point de vue organisationnel ou national. Dans le domaine de la restauration, l'alliance Gardner Merchant - Sodexho est l'exemple de la réunion de cultures nationales différentes de la restauration.

Auparavant, une telle motivation n'avait jamais été invoqué pour des raisons juridiques de droit international et de protectionnisme économique. C'est grâce à la politique des Etats, que des établissements se rapprochent. Mais quelle est l'influence de l'État dans une opération d'acquisition?

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2) L'État: moteur de fusion ?

Prenons le cas d'EADS, issue de l'union entre le français Aérospatiale-Matra et l'allemand Dasa. Ainsi le gouvernement réalise son vieux rêve de constituer, au niveau européen, un pôle aéronautique (et un pôle électronique avec Thomson-CSF et l'italien Finmeccanica). Ceci ne montre pas que la politique force la main à l'économie mais il y trouve cependant un intérêt: l'alliance permet de restructurer l'industrie européenne de défense autour du noyau franco-allemand.

A la question: "La création d'EADS est-elle pleinement soutenue par les gouvernements français et allemand ?", son président, Philippe Camus, y répond par: "Cette opération d'intégration a été souhaitée par les deux gouvernements. A présent, il importe de développer un environnement plus propice. Il faut repenser les légitimes réglementations nationales en matière de sécurité. En matière d'achats, il faut accroître le nombre de grands programmes communs et réduire les petites séries d'équipements purement nationaux qui dispersent les efforts de R&D (Recherche et Développement). Il faut une politique commune en matière d'exportation. Les gouvernements mènent des travaux sur tous ces sujets dans le cadre de la "LOI". Ils doivent aboutir rapidement, de manière à offrir aux industriels européens un environnement homogène."

On note, ici, le rôle implicite de la déréglementation dans un rapprochement multinational, et ce grâce à une volonté d'échanges internationaux. Mais ceci montre que l'État est générateur de fusion, c'est-à-dire qu'il permet le rapprochement, il en laisse la possibilité et aussi la liberté, mais personne ne peut contraindre une entreprise à prendre ses décisions en fonction de l'avis du gouvernement. Un groupe les prend en fonction de critères essentiellement économiques. Le rôle du politique est ainsi limité: il peut contrôler, encourager, inciter, mais pas décider. Dans le cas d'entreprises publiques ou privatisées, c'est différent: l'État participe au capital de la société, il peut donc décider de la politique de développement à suivre.

Bien évidemment, son but est de protéger l'intérêt national face à la mondialisation. Cette logique, même les entrepreneurs la défendent: c'est ainsi qu'Air Canada et son PDG, Robert Milton, justifient le lancement d'une contre-offre à l'O.P.A. hostile d'ONEX, conglomérat dominé par American Airlines. Ce protectionnisme entraîne alors des fusions intranationales, qui aboutissent à une uniformisation (un groupe par secteur) puis à un monopole.

Par ailleurs, certaines acquisitions répondent à une logique inhérente à l'antériorité des relations, franco-allemandes pour EADS, et franco-belges pour Vernes-Artesia. En effet, Artesia Banking Corporation, cinquième groupe bancaire belge, entend se servir de sa récente acquisition de la banque française Vernes pour se renforcer en France et en Europe. Auparavant, Artesia BC poursuivait un partenariat fort ancien avec le Crédit du Nord (groupe Société Générale).

Pour conclure sur cet aspect politique, il est pertinent d'affirmer que ce dernier n'a pas un rôle moteur au sens " on fusionne parce que c'est politiquement correct " ou " pour faire plaisir au gouvernement ", mais plus au sens qu'il permet et rend possible les unions. En d'autres termes, l'État peut favoriser les réunions mais les alliances ne se font pas pour favoriser les Etats. Abordons, maintenant, un tout autre facteur de mariage, sans aucun rapport avec le précédent: il s'agit de la technologie.

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3) Les raisons technologiques

Dans le secteur industriel, les fusions se matérialisent souvent par une synergie des départements R&D ( Recherche et Développement) et notamment des laboratoires. C'est ainsi que le budget du nouveau service est plus important mais un tel rapprochement conduit aux licenciements des chercheurs les moins performants, c'est-à-dire qu'une compétition s'instaure pour savoir qui fera partie du nouveau département. La nouvelle équipe est alors plus efficace et peut aboutir à la création d'une nouvelle génération de produit. " Electrolux et Ericsson s'associent pour lancer la maison branchée " (Les Echos, 8 et 9 octobre 1999). Les deux groupes suédois ont annoncé la création d'une société conjointe chargée de commercialiser des appareils ménagers "intelligents" connectés à l'Internet. Grâce aux nouvelles technologies, les frontières entre les différentes familles de biens d'équipement vont ainsi s'estomper et grâce à la domotique (domus = la maison, en latin), l'ensemble des machines pourra être commandée à distance et fonctionner en réseau. On a là un exemple de fusion motivée par un projet technique: la domotique, créant ainsi un nouveau secteur d'activités et annonçant, peut-être, le début d'une nouvelle ère technologique et industrielle similaire à la période des Trente Glorieuses.

Comme les alliances stratégiques, on dénombre plusieurs sortes d'alliances technologiques :

  • L'alliance de masse critique : les partenaires rassemblent leurs forces pour être compétitifs (alliances de Ciba et Sandoz qui doivent permettre d'initier de nombreux et nouveaux types de recherche).

  • Les alliances de maîtrise des coûts: elles se développent dans les secteurs militaires, à l'occasion des restrictions budgétaires (Consortiums Lockheed - Boeing - General Dynamics ou McDonnell Douglas - Northrop, ou McDonnell Douglas - Northrop - British Aerospace, ou Lockheed - Pratt & Withney, dans le domaine de l'aéronautique militaire).

  • Les alliances de complémentarité : Alcatel - Sharp est une alliance de complémentarité de fonctions. La complémentarité peut prendre différentes formes dans cette alliance: complémentarité commerciale de gammes, dans l'alliance Alcatel - Sharp (Sharp ouvre ses importants marchés externes à l'alliance); ou complémentarité de fonctions de production, chaque partenaire détenant une fonction (la téléphonie pour un partenaire, les écrans pour l'autre).

  • On peut aussi noter le développement de stratégies de "pluri-alliances". Ciba et Sandoz ont conduit une politique de pluri-alliances avant de se marier. Cette politique peut être justifiée par la mise en oeuvre de technologies génériques (particulièrement dans la pharmacologie), dans la mesure où les alliances mettent en oeuvre des technologies qui peuvent être déclinées dans de nombreux domaines, dans la mesure aussi où l'alliance peut être elle même un instrument de diffusion des applications génériques. Une stratégie de pluri-alliances fait souvent ressortir des couples leaders de partenaires (couple fondateur Canal Plus - Bertelsmann dans la télévision numérique, couple Aérospatiale Matra - DASA, leader des alliances d'avionneurs, de missiliers, de l'espace). La stratégie de pluri-alliances est hiérarchisée: les couples fédérateurs forment une alliance dans les alliances, voire l'alliance des alliances (la symétrie des participations n'étant pas, en matière industrielle, le meilleur gage de stabilité des alliances).

  • L'alliance d'évitement du risque est celle par laquelle des entreprises peuvent répartir, voire éviter, les risques d'innovation technologique (certains projets d'accord Ciba - Sandoz répondent à cette volonté d'évitement).

A la vue de ses motivations, il est évident que les raisons d'alliance ont évolué. L'O.P.A est ainsi fondée sur une logique industrielle, pour mieux couvrir un marché beaucoup plus large, pour mieux innover en technologie; et non menée par des raiders qui veulent dépecer les entreprises-cibles. La mondialisation est relancée, aujourd'hui, par la déréglementation et l'accélération prodigieuse des communications. La course à la taille va donc continuer. Mais à quoi est due cette évolution? Pourquoi les fusions des années 1980 n'ont-elles pas atteint leurs objectifs?

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